André VERDIER a passé l'été 44 à Puylausic. Il était alors un petit Parisien en vacances chez ses cousins. Il se souvient...
VACANCES à PUYLAUSIC en 1944
Le village occupait une crête haut perchée ; le château - à vrai dire une belle et imposante maison de maîtres - en occupait le point culminant. De là, on pouvait compter plus de vingt clochers
et, par temps clair, voir la chaîne des Pyrénées barrer près du quart de l'horizon.
La maison était située au pied de la butte du château, auquel elle faisait face ; épaulée à la route qui traversait le village, elle regardait son jardin potager et une vaste basse-cour dotée
d'une assez grande mare. Un bien tout à fait précieux dans ces pays chauds et secs, de surcroît escarpés, où il n'était pas tellement rare, au mois d'août, de devoir faire cinq kilomètres pour
battre une lessive dans la Save. Dès l'entrée, dans une sorte de vestibule, une fraîche obscurité confirmait que les murs étaient ici accoutumés à lutter contre les chaleurs torrides : peu de
fenêtres et d'épais contrevents, à peine entrebâillés. A droite, un escalier raide et droit, dont la cire parfaitement lustrée attestait de la tenue des chambres situées à l'étage. En bas, à
gauche, l'épicerie et la salle de Café ; à droite, la cuisine, où il n'était pas dans les habitudes d'entrer sans soigneusement laver ses mains à la fontaine émaillée située dans le fond du
vestibule. C'était là une des traditions domestiques originales de la maison, issue d'usages locaux très profondément enracinés dans le temps. Mon oncle y incarnait l'autorité incontestable d'un
vrai chef de famille : strict dans son parler, strict dans son habit, strict dans son comportement ; et l'idée même de rire n'aurait effleuré personne lorsque, les jours de marché, il retournait
précautionneusement ses moustaches vers le haut, au fer à friser chauffé à la cendre.
Comme dans tout le village, la qualité de la table respectaient scrupuleusement toutes les règles des traditions locales, où les moindres détails avaient leur importance. Déguster un simple
poulet rôti participait d'un véritable rite. Les femmes se seraient bien gardées de l'ébouillanter pour le plumer plus facilement, comme certains rustres pouvaient le faire ailleurs, car le goût
s'en serait trouvé à ce point gâté que l'humeur des hommes aurait pu en pâtir. Les hommes, eux, excellaient dans l'art de la découpe et il fallait les voir se défier dans ce concours de dextérité
qui consistait à tenir la carcasse fermement plantée en bout de fourchette et à détacher les morceaux de telle façon que, tombant dans le plat, ils recomposaient un véritable éclaté de
l'animal.
Chaque famille produisait bien sûr son propre vin et en était fière, tant elle n'avait rien négligé pour avoir le meilleur du village. On avait évidemment soigneusement choisi l'exposition des
vignes : sur la paguère1, les premiers rayons du soleil chassaient plus tôt la rosée ; au soulan2, le couchant gardait plus longtemps, le soir, la chaleur des grappes. La façon de fouler le
raisin, par ailleurs, ne laissait pas indifférent. Mon oncle était de ceux qui l'écrasaient encore aux pieds, en pataugeant dans les comportes ; il tenait pour vil instrument le fouloir
mécanique, tout juste capable d'ajouter une pointe ferreuse aux arômes naturels de son vin, lequel n'était, il faut bien l'avouer aujourd’hui, qu'une de ces redoutables piquettes de pays qui
flattent plus l'orgueil du vigneron que la papille, patinent le gosier et culottent la tripe.
Ici, le pain était beau, tendre, croustillant et sacré ; peut être plus qu'ailleurs. Au point qu'on ne l'achetait pas. Contre quelques sacs de blé fournis à la Coopérative de Lombez après la
moisson, périodiquement renouvelés, un superbe attelage à deux chevaux le livrait à domicile, par pains de deux livres et miches de cinq kilos qu'une semaine entière n'arrivait pas à vraiment
rassir.
L'épicerie n'était là que pour les produits quasi exotiques ; les autres venaient du terroir local, suffisamment riche pour satisfaire largement la sage exigence des familles. Mais il fallait
bien du sel, du poivre, du sucre, du chocolat – MENIER bien sûr - en grosses barres, et du café, que l'on approvisionnait parfois encore vert, pour le torréfier au moyen d'une grosse et
odoriférante boule qu'on tournait comme une broche sur un feu allumé dans la cour.
Mon oncle y pratiquaient couramment une espèce de troc : ses clients étaient en quelque sorte "en compte", débités tout au long de la semaine des montants des achats et crédités le lundi soir du
montant de la vente des oeufs qu'ils lui confiaient pour qu'il les vende sur le marché de SAMATAN.
Pendant les vacances, l'essentiel de ce que l'on attendait de moi était à la mesure de mes forces ; il s'agissait principalement, tous les après-midi, de mener paître les cinq ou six bovins de la
ferme sur les bords de l'Espienne, une rivière sans grands dangers, pour la bonne raison qu'elle se tarissait chaque été. La seule difficulté venait de la présence, en bordure du pré, d'un champ
de maïs appartenant aux voisins. En dépit de mon attention, et de la vigilance du chien, à raison d'un ou deux pieds par jour, le premier rang finit par succomber à la gourmandise des vaches. Aux
yeux de ces voisins, je fus à tout jamais disqualifié, au moins comme berger ; à mon oncle, cela coûta probablement une indemnisation justifiée, sinon juste.
Il est vrai que par ailleurs, à raison d'un livre par jour dont ma tante vérifiait d'un rapide survol préalable les qualités morales, j'épuisai vite les ressources de la bibliothèque de l'école
communale.
Les multiples récoltes de l'été offraient autant de diversions à la monotonie des jours. Celle du tabac, dont la sève collait aux doigts et poissait la moindre parcelle de peau jusqu'au soir ;
celle du maïs, dont les feuilles râpaient les bras et qui vous recouvraient tout entièrement de minuscules insectes rouges, les "poux d'août", au prurit ravageur, à peine estompé par de vigoureux
traitements au vinaigre. A la fin de septembre, mon cousin m' offrit une extraordinaire récompense. Alors qu'il avait commencé ses labours, il me confia l'attelage de boeufs et le brabant, me
permettant ainsi de tracer mon premier, et dernier, sillon ; un geste que je vécus comme un grand symbole, par lequel j'eus le sentiment très fort de me relier à tous mes ancêtres paysans.
Le Café n'ouvrait que le samedi soir ; en fin de semaine, les hommes y venaient jouer aux cartes. Rares étaient les absents. On s'inquiétait d'eux. Ainsi, il était courant d'y voir se dérouler
six ou huit parties de Belote, dans le silence qui siet à ce jeu, juste ponctué par les commentaires passionnés des dernières levées. C'est à la vitalité sonore de ces commentaires qui sautaient
de table en table au fur et à mesure que les parties s'achevaient que ma tante pouvait apprécier la maturité de la veillée et choisir le moment le plus opportun pour servir le café. Elle l'avait
préparé au coin de l'âtre de la cuisine, dans une cafetière monumentale d'au moins trois pans de haut.
Alors, il arrivait que l'on poussât SOUBES à la chanson. Il s'y prêtait volontiers, dans les registres graves et chauds de l'époque ; "La chanson des blés d'or" était un de ses classiques. Il
déclamait parfois, de Victor Hugo de préférence, quelques tirades dérisoires dont personne ne se moquait. Vieux célibataire, homme à tout faire du village, invité de toutes les familles et de
toutes ces fêtes collectives qui jalonnaient les moissons et les vendanges, SOUBES avait l'âme d'un troubadour. Malheureusement il lui arrivait aussi d'officier comme coiffeur ; c'était, de très
loin, son coté le plus redoutable, tant par l'état de ses instruments que par le résultat de ses coupes.
A PUYLAUSIC, les échos de la guerre étaient passablement estompés. Avec une route nationale des plus modestes, passant de surcroît discrètement à quelques centaines de mètres de l'agglomération,
et un train d'intérêt local à cinq kilomètres, le village était à peu près à l'abri des cliquetis inquiétants et des invasions intempestives.
Cela avait suffi pour offrir un terrain d'accueil privilégié à quelques maquisards. Bien des hommes avaient soigneusement caché fusils de chasse et cartouches, avant de recevoir du ciel un
complément militaire plus sérieux.
Un très grave accrochage eut lieu le 7 juillet du coté de Meilhan, à une vingtaine de kilomètres de là. Il avait fait quelques dizaines de victimes, avait-on dit à mots couverts ; on saura
plus tard qu’il y en avait eu 76. Mais, à l’aune de nos vieilles bicyclettes, c’était, pour ainsi dire, au diable vauvert.
Puis on apprit le départ des allemands, la libération de Toulouse et même celle de Paris, ce qui ne changea rien dans l’ordinaire des jours.
André VERDIER